Liliane Quodent rassemble les fleurs sur l'autel. Elle est au concert annuel de la chapelle ce que les demoiselles Turpin sont à monsieur le curé de la paroisse. Au moins pour elle ça n'arrive qu'un soir par an… quoique… à l'occasion la chorale a déjà chanté pour un mort remarquable ou le mariage d'une fille de bonne famille. Maître Pagenel est resté assis sur sa chaise, sur l'estrade. Sa condition de mal voyant et d'organiste lui a permis d'être introduit dans la famille presque comme un saint au bras de Marie-Reine Renon, son accompagnatrice et grande (ou petite ?) amie de mon père.
Je n'ai pas quitté les bougies des yeux de tout le concert. Les concerts annuels donnés par la Chanterelle se sont toujours fait aux chandelles, pour le plus grand bonheur de l'assistance composée de tout ce que la ville compte de fidèles aux messes de pâques et de minuit.
« Nous nous sommes baptisés la chanterelle. La chanterelle évoque immanquablement les sous-bois de notre Sologne puisque c'est le nom du plus fameux de nos champignons que d'autres appelleront girolle, où plus banalement jaunotte, mais elle est aussi la corde la plus aiguë du violon. Enfin, elle évoque irrésistiblement le chant et la fête auxquels notre groupe choral a chaque année le plaisir de vous convier ».
Maintenant il y a plein de gens qui se pressent autour de mon père. C'était le meilleur concert de tous, d'ailleurs c'est le meilleur chaque année. « Vous n'êtes pas seulement un violoniste, vous êtes un très grand artiste » lui déclare dans son élan une dame en grande robe rose au bras de son mari, assureur de l'entreprise de peinture familiale.
« Je vais vous dire une chose étonnante, à chaque fois que je joue en public, j'ai l'impression d'un canular. Vous voyez, j'ai appris le violon si je puis dire en autodidacte et c'est sans vraie technique que j'essaie modestement d'interpréter des œuvres qui seraient plus dignes d'un Yehudi Menuhin. Mais ce qui nous rassemble ici c'est le plaisir de jouer et de partager ce plaisir avec vous. »
La dame est heureuse, papa ronronne. Ma mère fige un sourire curieux auquel personne ne prend garde. Elle est un peu siphonnée la mère Clémençon, et monsieur Clémençon à bien du courage de faire ce qu'il fait avec une charge pareille. Ça ne doit pas être drôle tous les jours.
La cire de bougie forme maintenant une stalagmite au-dessus de la flamme. Mon jeu est de la fixer le plus longtemps possible jusqu’à ce qu’elle s’écroule, ce qu’elle ne manquera pas de faire, rongée à la base par la flamme. Mon attention se dirigera alors vers une autre bougie. Je crois que j’aime bien le concert aux chandelles à cause de ces petites animations de cire chaude. Je ne perds jamais un regard ou une parole autour de moi, mais on dirait bien que je plane un peu. C’est extraordinaire ce que ça peu s’apprendre, de planer, au milieu de toute cette non utilité, cette non musique et cette non vie…
Papa a voulu m’initier au violon, avant de se rendre à l’évidence au bout de quelques semaines que ne donnait pas naissance à Mozart qui voulait. J’ai même chanté comme soliste à la chorale avec un certain succès.
« Pastouraux en veille avec les troupeaux
Les vignes sont belles et tous les blés beaux
Et paix sans querelles aux bons et loyaux
Nouvelle, nouvelle au Noël nouveau
Les vignes sont belles et tout les blés beaux »
Ça faisait un carton à la salle paroissiale de Romorantin. Moi je pensais toujours à autre chose, ou plutôt je ne pensais rien, mais ça ne faisait rien, je faisais. Lorsque je recevais des compliments pour ça, j’essayais de prendre une attitude conforme à ce que je pensais qu’on attendait de moi et chacun se disait que je devais être un peu vaniteux.
Moi, il n’y avait qu’un truc que j’admirais chez mon père : c’était son coup de pinceau lorsqu’il remplissait les lettres d'une enseigne. Ça c’était du travail bien fait. Il a été bien déçu lorsque j’ai lui ai avoué vouloir faire le même métier que lui. Sans rien dire il a été directement m’inscrire dans un Lycée technique pour que j’y étudie l’art de la céramique industrielle.
Y avait rien à comprendre, alors je n’ai rien dit. J’ai docilement avalé ces trois années vides de sens… Ce n'est que peu de temps avant de mourir qu'il m'a avoué qu'il s'était toujours emmerdé dans la vie...
...Je suis dans ma bagnole. Depuis une demi-heure je digère ma bière sur un parking en écoutant les concertos pour violons et orchestre de Bach. J’ai poussé l’autoradio à fond. Cette fois l’exécution est parfaite et le père est mort. Il m’aura légué ça finalement : ce plaisir sans limite d’une exécution sans bavure, sans fleurs ni couronnes.