Maroc et souvenirs en vrac
Page 1 sur 1
Maroc et souvenirs en vrac
En mai 2003 je m’étais rendu à Casablanca pour la troisième fois afin de dispenser une nouvelle formation d’appareillage pour de jeunes prothésistes marocains. C’était quatre jours après les attentats qui venaient de faire 43 morts et 150 blessés. Avec le Docteur A., nous sommes allés à l’hôpital civil pour y rencontrer une jeune femme dont la jambe avait été arrachée par les projectiles métalliques. La plaie venait d’être refermée, elle semblait propre et coulait à peine. La jeune femme était épuisée. Sa voix était fragile. Elle parlait arabe et un peu espagnol. Mohamed A. comprit immédiatement la situation :
"- Allez chercher le chirurgien, il faut rouvrir tout de suite ! Vous avez refermé sur de la merde et je vous jure qu’elle fera une gangrène si on ne nettoie pas complètement les chairs et si l’on ne pare pas les lambeaux qui ont été souillés. Je ne vous donne pas 48 heures pour que le pronostic vital de cette femme soit en cause !"
Je ne sais pas ce qu’ils ont fait ensuite, ils étaient tous très embarrassés et devaient être soulagés que Mohamed A. reparte d’où il était venu. Pour le personnel responsable, la visite du roi passait au-dessus des précautions élémentaires.
J’avais besoin de redécouvrir les plaies béantes de ma vie et celles de mes proches. J’avais besoin de cette femme sacrifiée sur l’autel des subventions exceptionnelles, j’avais besoin de ce pays à la fois bouillant et léthargique, de ce début de souffrance étalée au soleil, prélude à l’enfer africain. Le Maroc était pour moi la terre de tous les possibles. On ne mourrait pas encore de faim. Chacun poussait son rêve d’aventure et d’un monde meilleur. Je me reconnaissais dans ces jeunes rêvant d’un ailleurs, dans ces corps mutilés, claudiquant dans les rues, dans cette femme fiévreuse au moignon brûlant...
...Avec Adil, nous essayons les prothèses d’une jeune femme qui a du être amputée à la suite d’un cancer à la racine de la cuisse, à gauche, et juste au-dessus du genou, à droite. Nous sommes restés à l’atelier jusqu’à 3h00 du matin. La femme et son mari sont venus à 9h00 pour l’essayage et c’est moi qui ai dirigé le moulage et la fabrication. Le jeune couple a emprunté l’argent pour payer une partie du matériel. Une aide mise en place par l’association qui gère le service d’appareillage de ce centre, assure le règlement du reste des prestations. Ma venue a permis de défendre son dossier. A demi-dévêtue, elle s’allonge sur la table d’examen pour que nous placions l’hémi-corset qui permet de recevoir l’articulation mécanique de la hanche et le reste du membre prothétique, puis nous la faisons asseoir. Ses cheveux noirs sont collés de sueur sur son front, elle est très forte et l’effort qu’on lui demande est difficile. Son mari lui tient la main. Nous tentons de placer la prothèse de cuisse avant de l’aider à se tenir debout. Lorsque nous y parvenons, elle éclate en sanglots. Je lui demande de s’asseoir et de dire où elle a mal et s’il y a des zones du corset qui ne sont pas en contact avec la peau. Comme je ne sais pas m’exprimer en arabe, je lui tends mon marqueur afin qu’elle dessine elle-même sur l’appareil. D’un geste ferme, elle prend le crayon en me regardant de ses yeux noirs, rendus encore plus profond par le passage des larmes, et sans hésiter, elle dessine un cœur sur le plastique moulant son bassin, pointe l’index vers ce cœur puis vers moi. Je l’embrasse, son mari sourit, Adil se marre, mais lui aussi aurait bien comme une larme à l’œil…
...Le train de nuit vers Tanger, avec Ilham, prothésiste au centre Noor…
"- Lorsque je suis venue en France pour ma formation, on m’a demandé d’enlever mon voile. J’ai refusé, je ne vois pas pourquoi cela les gênait que je reste comme je suis! Femme au Maroc, je dois être soumise, mais femme marocaine en France, je n’existe même pas avec mon voile sur la tête. Lorsque les stagiaires de l’école de Valence sont venus nous voir aux Anciens Combattants, ils ne m’ont pas saluée, ils ont salué les experts français et moi je comprenais que j’étais une bougnoule... je ne sais même pas s’ils m’ont vue. J’aurais pu rester vivre et travailler en France mais je veux apporter quelque chose à mon pays ; moi je suis fière d’être marocaine! ils peuvent bien croire qu’ils savent tout faire avec leur argent et leur savoir, mais je sais aussi bien qu’eux, et même sûrement mieux, faire des prothèses. Plus tard, je crois que j’irai dans un pays plus pauvre encore, en Afrique noire…
Nous avons retrouvé son amie Imane à Tanger.
Imane n’a pas de voile, elle a une peau très mate, de grands cheveux noirs et des yeux magnifiques. Tanger ressemble à Marseille, dit-on. Je n’ai jamais vu Marseille, seulement aperçue lors du passage d’un col au cours de mon grand voyage. Tanger me semble être une ville pleine de dangers, de trafic de drogue et de filles, un nœud de réseaux entre l’Espagne, l’Afrique et tout le bassin méditerranéen.
Le doyen du Rotary Club a fait réserver trois nuits pour moi dans l’hôtel-Casino cinq étoiles, construit à moitié sur la mer. Mes collègues stagiaires vont dormir dans la pension pour enfants handicapés de Darlahma. Ilham va chez Imane.
Après avoir fait annuler la réservation, je vais rejoindre mes amis à la pension. Ils me savent gré de ce choix et le stage va se dérouler dans une super ambiance de travail et avec un très haut rendement.
Dans les rues de Tanger, Ilham ne desserre pas les dents.
"- Ce que nous faisons ne sert à rien, ces enfants ne verront jamais leur appareil !
- Peut-être que si…
- De toute façon, rien que ce qu’on est entrain de faire va manger le budget d’une année, il y a 2 000 enfants à appareiller et nous parvenons à en voir 9 en trois jours, c’est complètement nul !
-Imane en a pour trois mois à faire aboutir ces appareils de façon définitive et ça fait un an qu’elle reste là sans travail, au moins nous faisons ça pour elle.
- D’accord, tu marques un point..."
Nous sommes allés prendre un thé sur une des dix terrasses du café Hafa construit à flan de falaise au-dessus du détroit de Gibraltar.
L’Atlantique et la Méditerranée mélangeaient leur bleu avec le ciel et la pointe brumeuse de l’Espagne. Comment ne pas rêver de nager jusque là-bas ? De temps en temps de gros cargos passaient. Un homme sirotait son thé à la menthe à coté de nous :
"- Je viens ici tous les jours et je rêve. Il y a plein de gens qui viennent ici pour en faire autant ; des Français, comme vous, des artistes, des poètes qui échouent ici pour quelques heures, les gens d’ici qui ne vivent que du rêve de traverser à la nage ce bras de mer..."
C’est trop beau. Je suis en train de penser que tout ce que j’ai connu de vraiment beau m’a été entièrement offert ; faire l’amour, mes enfants, les paysages de montagne, le cœur dessiné par cette femme au centre Noor, ce bleu et ce blanc, ici, au carrefour des mers et des continents. Cette semaine est une des belles semaines de ma vie.
...Il a fallu repartir...
Lorsque l’avion a décollé de l’aéroport Mohamed V, j’étais étourdi d’images et de souvenirs. Du hublot de l’avion je contemplais l’Espagne : Des montagnes taillées à la serpe ou finement ciselées en terrasses, des éoliennes partout, des multitudes de champs minuscules. De temps en temps perçaient quelques sommets coiffés de neige. Entre les terres grises, rouges ou violacées on apercevait parfois un lac ou un barrage. Madrid. Les Pyrénées...
Le soir: Il fait presque nuit mais le soleil éclaire encore les cimes enneigées. Comme il n’y a pas grand monde dans l’avion je cours d’une fenêtre à l’autre afin de ne pas perdre une miette de cette symphonie de blancs, d’oranges, de rouges et de noir qui se joue ici chaque soir et à laquelle j’ai le privilège d’assister : Dix minutes de folie, puis l’obscurité devient complète. Alors je revois la trentaine de patients pour qui nous avons commencé des appareils cette semaine, la vallée de l’Ourika et les montagnes du Haut-Atlas où je suis allé faire trois heures de VTT dans un autre tourbillon lumineux, les regards de tous ces hommes et de toutes ces femmes du Maroc que j’emporte et aussi leurs blessures encore à vif que je suis venu chercher.
"- Allez chercher le chirurgien, il faut rouvrir tout de suite ! Vous avez refermé sur de la merde et je vous jure qu’elle fera une gangrène si on ne nettoie pas complètement les chairs et si l’on ne pare pas les lambeaux qui ont été souillés. Je ne vous donne pas 48 heures pour que le pronostic vital de cette femme soit en cause !"
Je ne sais pas ce qu’ils ont fait ensuite, ils étaient tous très embarrassés et devaient être soulagés que Mohamed A. reparte d’où il était venu. Pour le personnel responsable, la visite du roi passait au-dessus des précautions élémentaires.
J’avais besoin de redécouvrir les plaies béantes de ma vie et celles de mes proches. J’avais besoin de cette femme sacrifiée sur l’autel des subventions exceptionnelles, j’avais besoin de ce pays à la fois bouillant et léthargique, de ce début de souffrance étalée au soleil, prélude à l’enfer africain. Le Maroc était pour moi la terre de tous les possibles. On ne mourrait pas encore de faim. Chacun poussait son rêve d’aventure et d’un monde meilleur. Je me reconnaissais dans ces jeunes rêvant d’un ailleurs, dans ces corps mutilés, claudiquant dans les rues, dans cette femme fiévreuse au moignon brûlant...
...Avec Adil, nous essayons les prothèses d’une jeune femme qui a du être amputée à la suite d’un cancer à la racine de la cuisse, à gauche, et juste au-dessus du genou, à droite. Nous sommes restés à l’atelier jusqu’à 3h00 du matin. La femme et son mari sont venus à 9h00 pour l’essayage et c’est moi qui ai dirigé le moulage et la fabrication. Le jeune couple a emprunté l’argent pour payer une partie du matériel. Une aide mise en place par l’association qui gère le service d’appareillage de ce centre, assure le règlement du reste des prestations. Ma venue a permis de défendre son dossier. A demi-dévêtue, elle s’allonge sur la table d’examen pour que nous placions l’hémi-corset qui permet de recevoir l’articulation mécanique de la hanche et le reste du membre prothétique, puis nous la faisons asseoir. Ses cheveux noirs sont collés de sueur sur son front, elle est très forte et l’effort qu’on lui demande est difficile. Son mari lui tient la main. Nous tentons de placer la prothèse de cuisse avant de l’aider à se tenir debout. Lorsque nous y parvenons, elle éclate en sanglots. Je lui demande de s’asseoir et de dire où elle a mal et s’il y a des zones du corset qui ne sont pas en contact avec la peau. Comme je ne sais pas m’exprimer en arabe, je lui tends mon marqueur afin qu’elle dessine elle-même sur l’appareil. D’un geste ferme, elle prend le crayon en me regardant de ses yeux noirs, rendus encore plus profond par le passage des larmes, et sans hésiter, elle dessine un cœur sur le plastique moulant son bassin, pointe l’index vers ce cœur puis vers moi. Je l’embrasse, son mari sourit, Adil se marre, mais lui aussi aurait bien comme une larme à l’œil…
...Le train de nuit vers Tanger, avec Ilham, prothésiste au centre Noor…
"- Lorsque je suis venue en France pour ma formation, on m’a demandé d’enlever mon voile. J’ai refusé, je ne vois pas pourquoi cela les gênait que je reste comme je suis! Femme au Maroc, je dois être soumise, mais femme marocaine en France, je n’existe même pas avec mon voile sur la tête. Lorsque les stagiaires de l’école de Valence sont venus nous voir aux Anciens Combattants, ils ne m’ont pas saluée, ils ont salué les experts français et moi je comprenais que j’étais une bougnoule... je ne sais même pas s’ils m’ont vue. J’aurais pu rester vivre et travailler en France mais je veux apporter quelque chose à mon pays ; moi je suis fière d’être marocaine! ils peuvent bien croire qu’ils savent tout faire avec leur argent et leur savoir, mais je sais aussi bien qu’eux, et même sûrement mieux, faire des prothèses. Plus tard, je crois que j’irai dans un pays plus pauvre encore, en Afrique noire…
Nous avons retrouvé son amie Imane à Tanger.
Imane n’a pas de voile, elle a une peau très mate, de grands cheveux noirs et des yeux magnifiques. Tanger ressemble à Marseille, dit-on. Je n’ai jamais vu Marseille, seulement aperçue lors du passage d’un col au cours de mon grand voyage. Tanger me semble être une ville pleine de dangers, de trafic de drogue et de filles, un nœud de réseaux entre l’Espagne, l’Afrique et tout le bassin méditerranéen.
Le doyen du Rotary Club a fait réserver trois nuits pour moi dans l’hôtel-Casino cinq étoiles, construit à moitié sur la mer. Mes collègues stagiaires vont dormir dans la pension pour enfants handicapés de Darlahma. Ilham va chez Imane.
Après avoir fait annuler la réservation, je vais rejoindre mes amis à la pension. Ils me savent gré de ce choix et le stage va se dérouler dans une super ambiance de travail et avec un très haut rendement.
Dans les rues de Tanger, Ilham ne desserre pas les dents.
"- Ce que nous faisons ne sert à rien, ces enfants ne verront jamais leur appareil !
- Peut-être que si…
- De toute façon, rien que ce qu’on est entrain de faire va manger le budget d’une année, il y a 2 000 enfants à appareiller et nous parvenons à en voir 9 en trois jours, c’est complètement nul !
-Imane en a pour trois mois à faire aboutir ces appareils de façon définitive et ça fait un an qu’elle reste là sans travail, au moins nous faisons ça pour elle.
- D’accord, tu marques un point..."
Nous sommes allés prendre un thé sur une des dix terrasses du café Hafa construit à flan de falaise au-dessus du détroit de Gibraltar.
L’Atlantique et la Méditerranée mélangeaient leur bleu avec le ciel et la pointe brumeuse de l’Espagne. Comment ne pas rêver de nager jusque là-bas ? De temps en temps de gros cargos passaient. Un homme sirotait son thé à la menthe à coté de nous :
"- Je viens ici tous les jours et je rêve. Il y a plein de gens qui viennent ici pour en faire autant ; des Français, comme vous, des artistes, des poètes qui échouent ici pour quelques heures, les gens d’ici qui ne vivent que du rêve de traverser à la nage ce bras de mer..."
C’est trop beau. Je suis en train de penser que tout ce que j’ai connu de vraiment beau m’a été entièrement offert ; faire l’amour, mes enfants, les paysages de montagne, le cœur dessiné par cette femme au centre Noor, ce bleu et ce blanc, ici, au carrefour des mers et des continents. Cette semaine est une des belles semaines de ma vie.
...Il a fallu repartir...
Lorsque l’avion a décollé de l’aéroport Mohamed V, j’étais étourdi d’images et de souvenirs. Du hublot de l’avion je contemplais l’Espagne : Des montagnes taillées à la serpe ou finement ciselées en terrasses, des éoliennes partout, des multitudes de champs minuscules. De temps en temps perçaient quelques sommets coiffés de neige. Entre les terres grises, rouges ou violacées on apercevait parfois un lac ou un barrage. Madrid. Les Pyrénées...
Le soir: Il fait presque nuit mais le soleil éclaire encore les cimes enneigées. Comme il n’y a pas grand monde dans l’avion je cours d’une fenêtre à l’autre afin de ne pas perdre une miette de cette symphonie de blancs, d’oranges, de rouges et de noir qui se joue ici chaque soir et à laquelle j’ai le privilège d’assister : Dix minutes de folie, puis l’obscurité devient complète. Alors je revois la trentaine de patients pour qui nous avons commencé des appareils cette semaine, la vallée de l’Ourika et les montagnes du Haut-Atlas où je suis allé faire trois heures de VTT dans un autre tourbillon lumineux, les regards de tous ces hommes et de toutes ces femmes du Maroc que j’emporte et aussi leurs blessures encore à vif que je suis venu chercher.
Invité- Invité
Re: Maroc et souvenirs en vrac
Quels voyages nous faisons grâce à ta plume, Jean-luc.
_________________
Amitiés.
Minnie.
Contact Adepa /Paris/Ile de France.
Ce n'est pas parce-que les choses sont difficiles que nous n'osons pas les faire, c'est parce-que nous n'osons pas les faire qu'elles sont difficiles.
Sénèque ( philosophe romain: 4 av. J.C)
minnie- Actif
- Nombre de messages : 997
Localisation : Paris
Type d'amputation : tibiale droite suite accident thérapeutique
Date d'inscription : 08/05/2009
Page 1 sur 1
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum