5ème jour

Zankat 52. La pluie n'est pas tombée cette nuit et ce matin le soleil brille. Ma couverture de laine n'a pas bougé d'un millimètre. J'ai dormi d'un sommeil parfait.

Mohamed est réveillé depuis longtemps. Le beurre, le café et le thé m'attendent sur la table du salon.

"On pars en vélo ce matin!!"

Il semblerait que je n'ai pas le choix. A vrai dire j'ai un peu peur de ces sept kilomètres avec Momo. Je l'ai déjà vu à l’œuvre lorsqu'il s'en va au travail et il me donne l'impression de jouer sa vie à chaque coup de guidon.

Mais ce n'est pas la possibilité d'un accident que je crains le plus, plutôt la peur imbécile du mec qu'arrivera pas à suivre son pote amputé.

Heureusement que Simo ne se doute pas des conneries qui me traversent la tête. On décroche les bicyclettes et nous voilà partis sous la belle lumière du soleil rasant les antennes paraboliques des toits de Casablanca.

ça descend durant les trois quarts du trajet. Après trois semaines de pluie Simo est au taquet. En guise de hors d'oeuvre; la traversée du boulevard Panoramic complètement embouteillé pour rejoindre celui du 2 mars qui ne l'est pas moins. Simo ne donne pas un seul coup de patin. J'ai l'impression très nette d'être une boule à l'intérieur d'un flipper manipulé pars un dieu pervers.

En fait je me rend compte que j'adore ça. Et si Momo doit bien freiner de temps à autre ou ralentir le rythme pour m'attendre je roule dans un état de quasi abstraction du danger que représentent ces bagnoles qui se foutent bien se savoir si mes 75 kilos (vélo compris) compterons ou non pour leur pare-chocs. De toute façon on parvient toujours à s'éviter dans la plupart des cas. Avec les mobylettes c'est un peu différent; on joue davantage sur le même terrain et la concurrence est plus rude. Quant aux piétons; si ils tiennent à leur vie...

Zerktouni, Roudani, Moulay Youssef. Zig-zags en série, Pizza Hut et Souktani. Ouf! Simo arrête son VTT devant Saga Communication avant de me souhaiter une bonne journée. Il ne pourra pas bouffer avec moi ce midi: Trop de boulot. Il pense bosser jusque 20h et ce sera sans doute la même chose demain. Même si en principe la boite ferme le samedi. Il n'est pas rare que Simo se tape des semaine de 70 heures pour boucler son travail.

"-De toute façon ce soir, j'ai promis à Naji de dormir chez lui. T'aurais pas pu compter sur moi non plus. Avec lui il peut toujours arriver n'importe quoi... Tu sais... en te suivant dans les rues de Casa je me suis rendu compte que je me sentais bien avec cette idée qu'ici il peut arriver n'importe quoi n'importe quand, que c'était même une condition pour y survivre et même d'y vivre à l'occasion...

-C'est bien Jean-Luc! tu commence à devenir un vrai marocain!!"

Et Simo gravit les marches de l'entrée de Saga en rigolant. Il me manque peut être ça encore: survivre et vivre, un éternel sourire aux lèvre...

Je file directement dans le bureau de Patrice.

"-Salut Jean-Luc! alors; c'était sympa chez Simo? T'as vu tout le monde?

-Super... En fait il est arrivée un truc de fou... Je viens de découvrir pourquoi Simo est comme ça.

-Comment comme ça?

-Pourquoi il fait du sport. Pourquoi c'était déjà un nageur confirmé quand on s'est rencontré. Pourquoi y a rien de rien qui le fait lâcher un truc.

-Waouh! carrément? c'est quoi le truc?

-J'ai rencontré le mec qui l'a mis au sport alors qu'il était gamin. Le seul médaillé olympique de natation du Maroc.

-Je savais pas que y avait eu un champion olympique de Natation marocain. C'était en quelle année?

-A Séoul, je crois, Au paralympique. Il a eu la polio. Son père l'avais pris dans son taxi et il l'a ramené à la maison pour lui présenter Simo.

-Simo ne m'a jamais parlé de ça. Ce doit être un type que son père à croisé un coup durant son boulot. Tu crois vraiment que c'est pour ça que Simo s'est mis à la natation?..."

J'ai pas insisté longtemps. Patrice était vraiment septique. Parfois je me demande si il accorde le même crédit que moi à la magie qui se déroule quotidiennement sous nos yeux. Nous ne sommes pas à la même place pour apprécier l'éclairage de Casablanca: lui le vit au quotidien depuis six ans et en subit la pollution, le bruit, les arnaques et les contraintes professionnelles. Moi je ne viens ici que le temps d'une perte de mes repères. J'en connais mille fois moins que lui sur Casa mais pour moi tout ici sera toujours neuf.

« -Je vais ouvrir l’atelier.

-Ok, j’ai deux ou trois bricoles à saisir et je te rejoins. »

En quatre jours de formation le beau rangement de l’atelier de Patrice avait eu le temps de prendre vie. Après la série de moulage c’était déjà devenu un peu petit peu le bordel, et maintenant, à l’heure des essayages-montages-démontages, ça devenait un petit peu beaucoup le bordel. L’échangisme d’outils ne connaissait pas de limites. Les pots de colle néoprène refermés à la hâte, les pinceaux séchant sur les tables et les chutes de mousses éparpillées témoignaient non seulement de l’activité intense mais aussi du stress généré par les essayages d’appareils dont les modes de fabrication n’étaient pas clairs de A jusqu’à Z. Et pour cause : j’étais censé montrer le chemin à suivre, mais je n’étais pas toujours sûr que nous prenions le bon. À vrai dire je me sentais toujours un peu dépassé par les évènements lorsque j’animais une formation. Pas un seul jour ne passait sans que je me dise des trucs du genre : « -Mais qu’est ce que t’es venu foutre là ? » ou encore : « -Plus que trois jours et tu n’y penseras plus. » Et même parfois : « Oh ; qu’ils se démerdent après tout, c’est pas mon problème ! »

Évidemment ça entretenait un gros mélange de culpabilité avec l’exigence du résultat à obtenir. Alors pour compenser ce « coté sombre » je mettais des bouchées doubles dans mes interventions auprès des stagiaires au risque de devenir envahissant ou carrément de les priver de leur travail.

Malika, Bouchra, Hiba et Jamila sont arrivées les premières. Dix minutes après sont arrivés Hammed, Abdel, youssef et Tarrek. Hamid s’est pointé peu après. Après les essais d’hier chacun savait la direction à suivre. Je suis resté plus particulièrement avec youssef et Tarrek pour revoir avec eux l’appareillage de Niama.

C’est Youssef qui est venu directement vers moi.

« - Monsieur Jean-Luc, on a discuté hier soir avec Tarreck. On va recommencer les prothèses pour Niama.

- ?!!!... Y a plus que 2 jours de formation !

-Y a pas de problème (longtemps que je l’avais pas entendue celle-là). On va reprendre les réglages d’hier avec l’appareil de transfert de statique et on va refaire des emboîtures plus serrées. De toute façon, on peut récupérer les ferrures qui vont pas changer beaucoup. C’est pas de problème. »

Alors là il me la coupe ! Faudra que je pense à oublier de prendre les gens pour des cons. Je me sentais carrément dans l’impasse avec ces appareils et voilà que Youssef me propose un truc que j’aurai jamais osé demander. D’ailleurs en y repensant bien je me demande ce que j’aurai fait, moi, à leur place devant la petite Niama, avec derrière moi un mec exaspéré et incapable de masquer son impatience…

« -Vous êtes d’accord monsieur Jean-Luc ? On peut faire les transfert ?

-Euh, oui, oui… Super. C’est une super idée. De toute façon si on a pas fini on fera un montage provisoire (ouf ! j’ai glissé mon petit grain de sel). Vaut mieux qu’on avance sur de bonnes bases que de terminer un truc foireux. Patrice aura le temps de faire les finitions. De mon coté je vais reprendre deux moulages sur Niama le jour du nouvel essais pour essayer de lui faire deux manchons en silicone injectés sur mesure.

Le reste de la journée s'est curieusement bien passé. Comme Patrice et Simo étaient pris à midi je suis aller me perdre un peu dans la médina en bouffant des brochettes (le nez toujours collé devant les vitrines des bijouteries comme les guêpes sur les gâteaux de miel). Le soleil se glissait comme il pouvait dans le peu d'espace dont il disposait au milieu des échoppes blotties les unes contre les autres. Une petites courette permettait un peu plus de lumière. Je me suis arrêté dans un minuscule bistrot pour prendre un thé en regardant jouer des gamins au foot. Dans le bassin de la fontaine, juste en face de moi un gros type vidait de gros poissons qu'il venait de pêcher. Un autre, à coté de lui, lavait ses blue-jeans à grand renfort de savon et de généreux coup de brosse. A mes pied un chaton étriqué dormait sur un morceau de carton ondulé déchiré pour lui le museau contre une crème de gruyère. Au bout d'un quart d'heure le mec est venu me demander ce que je voulais. Il venait de terminer ses prières du midi.

Sur le chemin du retour j'ai senti comme un début de nostalgie anticipé: la douceur d'être ici me faisait des petits pincements au rythme des alternances de soleil, d'ombre et de flaques d'eau. C'est la lumière qui me manquerait en premier quand je serais parti: ces contrastes vifs, partout présents comme les haies de platanes les long des routes du sud, mais sans la monotonie. Dans ces moments là le Maroc est un livre de conte dont les pages sont tes pas et tes yeux... et ton nez aussi tellement la terre battue des trottoirs se mélange aux légumes pourris tombés à terre, tellement il y a de marchands d'épices, tellement il y a d'homme et de femmes dehors. Le jour où Mohamed est venu me voir en Lorraine il croyait que nous commémorions un deuil national car il ne voyait personne dans les rues, et la première nuit, il n'avait pas dormi à cause du silence. Ah oui, tes oreilles aussi: klaxons de voitures, d'autobus, les cris d'enfants, les télés de bistrot clamant leur interminables match de foot... La peau enfin; car ici pour te parler on te touche, on te serre de près, le flic oublie son carrefour embouteillé pour embrasser un ami avant d'engueuler à coups de sifflet le pauvre mec qui ne savait plus si il devait s'arrêter ou passer...

A mon retour aux anciens combattant ça n'est rien de dire que je planait à quinze bons milles.

... Et une petite pensée pour Catherine en train de pagayer sans le savoir dans la lagune vénitienne un compagnie de ma tante dédé

Dsl, j'ai pas trouvé de smiley vénitien...

Oui, il a pas l'air de faire super beau à Venise ..... J'espère qu'elle n'a pas trop froid.

Pour ceux que ça intéresse, elles participent à la Vogalonga (cliquer sur le lien)

https://www.youtube.com/watch?v=q0hw7X3fMgY&feature=player_embedded#!

Patrice m'attendait à l'atelier.

"- ça va? t'as été faire un tour? tu m'excuseras; je devais faire un truc important ce midi sinon on aurait été manger un couscous juste derrière, dans le quartier juif. En principe on y va tous les vendredi. Ce sera pour une autre fois. Vous avez des essayages cet après midi?

Khalid et Hammed viennent vers 15h30. Je pense qu'on aura terminé aujourd'hui avec Khalil et pour Hammed tout dépend si le problème de l'emboiture à droite est résolu.

-Bon! de toutes façon ça roule maintenant dans l'atelier. Tu voudrais pas pousser avec moi jusque chez Abdelmajil? j'aurais deux ou trois bricoles à lui demander, et si tu veux acheter ton vélo, ça risque d'être juste, demain, le temps qu'il le prépare. Les stagiaires vont se pointer vers 14h30 aujourd'hui; c'est la prière du vendredi. On laisse ouvert, je dis à Manu de les prévenir qu'on sera là à 15h. Ok?

-Super! tu sais que Tarrek et Youssef m'ont drôlement surpris ce matin. Ils ont décidé de reprendre entièrement l'appareillage de Niama en faisant un transfert de réglage.

-Bien: de toute façon ils n'aurons qu'à les faire en demi-finition et moi je ferai venir Niama la semaine prochaine. J'aimerai vraiment bien lui essayer tes manchons en silicone sur moulage."

Nous sommes partis dans la Logan de Patrice. Si la petite berline jurait un peu dans le parc à voiture du personnel de l'ambassade elle était parfaitement intégrée au nouveau paysage automobile de Casablanca. La Logan avait remplacée à elle seule les R12, R16, 404 et toutes les veilles bagnoles des années 70 éternellement revendues, importées et réparées depuis le durcissement des lois sur l'import-export concernant l'automobile. Dacia était le nouvel emblème de la réussite au point qu'un trafic de logos s'était mis en place et si tu tenais à ton écusson tu avais intérêt à y mettre trois rivets pour ne pas devoir l'échanger contre 300 Dh deux semaines plus tard au revendeur du coin de la rue.

Abdelmajil bossait devant sa boutique. Il y avait installée le Canyon.

"-Salut Majil. Tu vas bien? Je vois que t'as descendu le Canyon!

-Bonjour. Le voilà: un Canyon, tout carbone, cadre 54, monté tout Ultégra.

-Et tu as les roues?

-Les roues elle sont pas ici mais je peux les avoir demain.

-Tu le fais combien le vélo?

-onze mille.

-Avec les roues à pneu?

-Oui, avec les roues d'origine.

-Et sans les roues?

-Sans les roues... neuf mille

-Les zipp, tu les fait à combien.

-... Je sais pas. Je les ai vu juste une fois mais je me rappelle plus dans quel état elles sont. Revenez demain. Je te fais un bon prix de toute façon."

J'ai fait le tour du vélo. A part quelques égratignures sur le dérailleur et quelques rayures sur le cadre il était comme neuf. Si Majil n'avait pas les roues demain je pourrai toujours rouler avec celles là en m'en trouver des plus légères en France.

On m'avait appris à ne pas engager un achat trop vite. J'ai dit à Abdelmajil que je le prenais si il avait les roues. Mais que je ne pensais pas au départ mettre plus de 10 000 Dh dans un vélo. On s'est quitté là dessus après que Patrice ait discuté de matos de VTT.

Il était déjà 15h30. A l'atelier le travail avait bien avancé. Khalil était déjà là.

Hammed et Abdel, les deux stagiaires chargés de l’appareillage de Khalil terminaient de façonner la mousse contenant les lames de pied en carbone car l’enveloppe d’origine avait disparu de ces pieds de récupération. Ils avaient fait ça bien : outre le coup de pied parfaitement galbé ils avaient pris soin de respecter la hauteur des talons des chaussures de Khalil et même réalisé un barre de déroulement des orteils sous la tête des métatarsiens. Lorsque Khalil a pu essayer un large sourire éclairait son visage. Pour la première fois depuis son accident il venait de retrouver ses 1m85 et une stabilité qu’il n’avait jamais connue depuis ses amputations. Nous l’invitâmes à poursuivre les essais dans la cour.

« -Tu es bien ?

- Ça fait drôle. C’est raide.

-Tu parles : Avec les bouts de mousse qui te servait de pied je sais même pas comment tu faisais pour marcher !

-J’ai pris l’habitude, mais quand même, je me sens bien là. Tu crois que je pourrais courir ?

-Je t’en prie ; fais toi plaisir. »

Et Khalil est parti en petites foulées, et avec un beau geste en plus !

-C’est génial ! c’est génial ! je vais pouvoir re-danser ! »

Il ne s’arrêtait plus. Hammed et Abdel prenaient des photos, puis ils nous ont fait poser avec Patrice et toute l’équipe. Pendant ce temps Hammed -Le double amputé de cuisse- qui venait d’arriver observait la scène. Il ne danserait sans doute pas, lui, mais vu comme il marchait déjà avec ses prothèses foutues je ne me faisais aucun soucis pour lui.

Une mauvaise surprise nous attendait, pourtant : l’essayage de la veille avait été effectué sur des emboîtures provisoires dont l’épaisseur permettait une souplesse dont nous avions sous-estimé l’importance pour l’appareillage de Hammed. Du coté de la désarticulation celui ci ne pouvais même pas chausser l’emboîture. Durant une heure Jamila et hiba alternèrent ponçage et essayage afin de tomber pile-poil sur le volume qui permettrait à la fois une mise en place aisée, une bonne tenue et un confort optimal.

Pendant ce temps Naji venait d’arriver. Impassible, il s’était assis sur une chaise dans l’atelier et attendait en observant. Je regardait Jamila et Hiba travailler. Hammed attendait sur sa chaise dans la salle d’essais, ses deux veilles prothèses à coté de lui.

Je me sentais un peu comme un con, un peu crispé dans mon inutilité. Fatigué aussi. Mais lorsque Hammed à pu chausser ses nouvelles prothèses correctement ce fût tout aussi génial qu’avec Khalil : il est parti marcher dans la cour avec une aisance assez déconcertante de la part d’un double amputé fémoral pourtant appareillé avec du matériel très simple. A chaque formation animées ici ça refaisait le même coup : tu réalisais l’appareil et sitôt fini, le mec, le gamin, ou la femme l’enfilait et se barrait avec comme si il avait marché avec toute sa vie. C’était quoi le truc ? le courage ? une certaine résignation dans l’épreuve ? se saisir au mieux de la seule chance qui nous est offerte ? un mode de vie fait de tout cela ? j’ai toujours été scotché devant la confiance de ces hommes et de ces femmes, leur calme, leur gratitude aussi qui faisait tellement chaud au cœur. Parfois je me disais que c’était ça que je venais chercher en premier à Casablanca : une certaine façon de dire merci ; marcher, sourire, embrasser, bénir… « Que Dieu te protège, toi, ta femme et tes enfants. Viens chez moi, tu es le bienvenu et reste aussi longtemps que tu veux… »

… Hammed me tendit son adresse : « Si tu viens à Saffi avec ta femme et tes enfants vous êtes les bienvenus. Naji souriait à tout cela. La fatigue de ma journée s’était à nouveau envolée.

Je reprends le fils de la lecture du "5ème jour".

Tu écris

Citation :

: tu réalisais l’appareil et sitôt fini, le mec, le gamin, ou la femme l’enfilait et se barrait avec comme si il avait marché avec toute sa vie. C’était quoi le truc ? Le courage ? Une certaine résignation dans l’épreuve ? Se saisir au mieux de la seule chance qui nous est offerte ? Un mode de vie fait de tout cela ?

Pour ma part je dirais un ensemble fait de tout cela.
Du courage oui, de la résignation et/ou acceptation encore oui, la chance d'être appareillé et de retrouver une autonomie re oui !
Je retrouve aussi tout cela dans le souvenir de mes premiers entre deux barres. C'est un souvenir qui ne meurt pas. J'en garde encore tous les détails, où, quand, avec qui, et d'autres petits détails. Je me retrouve donc très bien dans tes mots.

J'aimerais bien percevoir le ressenti de la personne non amputée ( famille, amis ou prothésiste) témoin des premiers pas d'un amputé.
Peut-être sont ils aussi intenses l'un et l'autre ??

Casa. Naji. Aid el kebir. Le bus pour Aïn Chock. Mon programme de la soirée.

Heure de pointe. Avec Naji, nous avons marché jusqu’au Boulevard Zerktouni et l’arrêt du 62. Je ne sais pas comment nous avons pu monter. Nous étions une bonne trentaine à attendre et le bus était déjà plein… À mes yeux… Le taux de la compression humaine n’a pas de limite. Et pour faire bonne mesure des gamins ont couru derrière le bus en marche avant de s’accrocher à l’arrière en rigolant. Parmi eux peut-être bien quelques futurs clients.

Naji ne paye pas le bus. Sa condition de personne handicapée l’en dispense. Seulement ça n’est pas marqué sur son front, Naji n’a pas sa carte d’invalidité, et le contrôleur apprécie modérément ce mec qui semble se foutre de sa gueule en invoquant le handicap avec un grand sourire moqueur. Vif échange en arabe dont je saisis le sens sans en comprendre un mot. Naji qui ménage ses effets laisse le pauvre type s’énerver et le menacer de faire appel à la police. Les passagers autour de nous prennent alors le parti de Naji avant que ce dernier n’achève victorieusement le contrôleur en soulevant son bas de pantalon. Tout le monde se met à rigoler. Je crois bien qu’on apprécie de temps en temps cette petite revanche sur l’autorité dans ce pays. Le régime de Hassan II n’est pas si lointain après tout.

C’est le début d’une longue escapade dans les quartiers populaires de Aïn Chock. Naji a décidé de choisir son mouton pour l’Aid. Ça ne serait pas pour me déplaire si je ne savais pas que Naji est sans le sou et s’il ne me venait pas immédiatement à l’idée qu’il compte sur moi pour débourser les deux à trois mille Dh en vigueur cette année en échange d’un solide bélier.

Dans ce quartier populaire les épiceries se sont transformées en hangars à foin. Les ateliers ont été changés en bergeries. Sur les trottoirs se sont installés des vendeurs de couteaux, de rôtissoires ou de plats de fête.

Dans trois jours le sang coulera dans les caniveaux.

Mohamed et Naji ne veulent pas que je reprenne l'avion dimanche. Ils m'ont dit de retarder mon vol de trois ou quatre jours et de prévenir mon employeur que j'étais invité à l'Aid. Cette extravagance, pour moi, leur semble élémentaire: il serait absurde de quitter le Maghreb l'avant veille de l'Aid.

Pour l'heure naji entre dans le échoppe, me pousse en avant parmi les animaux, en choisi un, le soulève par les pattes arrière pour évaluer l'importance des gigots, le repose, se dirige vers un autre qui lui semble soudain plus gros, fait la moue, discute le prix, gagne 400 Dh, me communique le résultat de la transaction avant de m'inviter à sortir.

Dans le troisième atelier-bergerie je demande à Naji.

"-Au fait; ta mère sait que je viens? il commence à se faire tard, non?

-Pas de problème. Ma mère a fait Tagine, voir ami, et pffftt; maison."

Me reviennent en tête les deux mots de Patrice: "Naji ratar".

"- Moutons très chers. Naji pas assez d'argent!"

Nous y voilàààààà!!!!! Naji me conduit dans un dédale de ruelles dont je serait bien incapable de me sortir si je m'y retrouvait seul. Mon ennui retrouvé se transforme en envie de dormir. Je regrette d'être là. Demain il y a le reste des essayages-livraison des appareils, le débriefing avec les stagiaires, l'achat de mon vélo...

Nous entrons par une petite porte donnant sur un couloir étroit et un escalier.

"Ici: ami moi."



-

Nous entrons dans un petit appartement. L'intérieur est modeste. Il y a peu de meubles. Naji embrasse son ami, échange avec lui les formules de bienvenue. Il ne parle pas Français. D'un geste amical il m'invite à m'asseoir sur la banquette, pose devant moi une assiette remplie de dattes, puis pars dans la pièce à coté et en ressort avec un gros livre. C'est le Coran. Il est Imam.

Ensemble ils se mettent à prier.

Assis sur la banquette, j’attends que ça se passe en picorant mes dattes.

ça dure longtemps. J'assiste impuissant à ce murmure dont je ne comprends rien. Mon enfance à été bercée de ce murmure automatique. Ma mère était très croyante. Je pensais en avoir terminé avec ça mais le présent a le chic pour donner des coups de savate dans le passé au hasard d'un coin de rue. Chez Mohamed je retrouve l'ambiance de la maison de ma grand-mère, Naji me re-balance dans le giron maternel et mon impuissance à agir sur quoique ce soit.

Nous sommes restés trois quarts d'heure chez l'Imam. Il a voulu me donner un Coran que j'ai refusé. Naji à insisté, beaucoup. Nous sommes sortis. Je me suis mis à prier à mon tour pour que Naji se dirige enfin vers sa maison.

On a marché encore vingt minutes. Il était pas loin de 22h, maintenant. Enfin j'ai reconnu l'impasse qui menait chez Naji. Des gamins jouaient au foot dans la rue. Des chats se disputaient des restes de poissons laissés là par un vendeur ambulant.

Sa grande sœur est venue nous ouvrir. Elle m'a tendu la main, très souriante. Sa mère nous attendait dans le salon. Naji lui a dit deux ou trois trucs que je n'ai pas compris, puis elle est parti avec sa fille pour préparer à manger.

Naji n'avait pas prévenu.

Il m'a emmené dans la pièce qui lui servait de chambre (un grand débarra en fait). Sur le canapé était posé un objet recouvert d'une couverture qu'il souleva. C'était le vélo de compétition sur route que je lui avait ramené deux années plus tôt; un Bianqui tout carbone. Il n'avait quasiment jamais servi. Naji me fourni des explications:

"- Moi beaucoup problèmes, très difficile: aïe, aïe, aïe! tu écris au roi pour qu'il donne une licence de petit taxi. Plus problème d'argent: naji beaucoup entrainement après.

- Attends, Naji, c'est pas parceque que t'es passé à la télé et qu'il t'as vu courir sur la corniche que M6 va te filer une licence!"

Il enchaîne sur une autre préoccupation. Il aimerait la même tenue cycliste que celle de Julien Absalon pour s'entraîner. Depuis qu'il s'est épuisé à tenter de le suivre en VTT, le double champion olympique de la spécialité est devenu sa deuxième idole après le roi. C'est peut être un truc dans mes cordes mais je ne promet rien. Je ne promet plus rien à Naji.

Sa sœur apporta le thé. En tant que fils ainé et depuis la mort de son père, Naji est en principe le chef de famille. Sa sœur fait semblant de lui laisser ce rôle mais c'est elle et son petit frère qui ramènent l'argent du foyer, et c'est encore elle qui seconde sa mère dans les tâches domestiques. Depuis qu'il a perdu sa jambe, écrasée par le chargement d'un camion qu'il suivait d'un peu trop près, vers l'âge de dix ans, Naji est à la fois le petit protégé et le roi de la famille. Complètement imprévisible, il m'avait fasciné par sa force physique et son aptitude à être à la fois totalement dans l'instant et totalement absent lors du raid VTT que j'avais organisé dans le Moyen Atlas. Son caractère lui avait attiré l'animosité de tous les Français présents. Lors du raid en France il avait voulu en profiter pour se faire la belle en Europe. Je ne voyais pas comment il aurait pu y survivre. Je l'avais convaincu de rentrer à Casa en l'assurant qu'il avait la capacité de devenir un grand champion cycliste handisport ou en course à pied. Son potentiel était bien supérieur à celui de Mohamed. Au début, mon association lui versait une petite rente pour lui permettre de s'entraîner, mais Naji n'a pas persévéré, même s'il lui était arrivé de courir 50 km à pied "pour le fun" ou de se taper Fès-Casa dans la journée avec son vélo. Depuis que le roi l'avait invité à se rendre au palais il attendait un nouveau miracle. En l'absence de celui ci il comptait fermement sur ma générosité.

En attendant il m'avait installé devant la télé diffusant en boucle le pèlerinage de La Mecque. Espérait il ouvrir mon cœur? Je baillais de sommeil et d'ennui, alors que dans la petite cuisine, la cocotte minute s'était mise à siffler. Nous avons mangé vers minuit. J'étais confus pour les deux femmes qui travaillaient et veillaient pour nous. J'en voulais à Naji. Je voulais dormir, dormir, dormir. Le repas terminé je me suis enroulé dans ma couverture sans changer de place sur la banquette. Le ratar m'avait eu jusqu'à la moelle.


Fin de la cinquième journée

catherine a écrit:

Je retrouve aussi tout cela dans le souvenir de mes premiers pas entre deux barres. C'est un souvenir qui ne meurt pas. J'en garde encore tous les détails, où, quand, avec qui, et d'autres petits détails. Je me retrouve donc très bien dans tes mots.

Salut Catherine

Dans mon boulot, l'expérience aidant, je me suis toujours efforcé de donner à ces premiers pas une apparence très naturelle, aussi peu parasitée par les peurs que possible. Le contexte de la prise en charge en centre n'aide pas toujours car il donne l'impression d'être pris dans une grosse machinerie. Il faut retrouver de l'intimité dans la salle d'essais. Laisser découvrir. Surprendre sans brusquer, en demandant par exemple à la personne de marcher rapidement, ou si l'on sent le coup de partir dans le couloir. J'explique que c'est pour mieux visualiser les défauts de réglage. Ne jamais laisser croire que l'appareil se fera avec le temps, ne pas laisser de silence sur un défaut. Je pense quelquefois aux sages-femmes dont le métier est de permettre qu'un instant particulièrement extraordinaire se déroule aussi parfaitement qu'il est possible. Faut pas se la jouer, rester humble ou le devenir le temps de l'essai car celui ci ne peut pas se dérouler sans une réelle écoute: le patient ressent pleins de trucs que t'as besoin de connaître, et parfois te dit là où t'es en train de te planter ou suggère une amélioration à laquelle tu n'avais pas pensé.

Je ne laisse pratiquement jamais s'écouler une nuit entre mon moulage et ma livraison. J'imagine trop la blancheur de celle là si je devais moi aussi remettre un des aspect de ma vie entre les mains d'un inconnu, sans parler de l’expérience du traumatisme et de la douleur vécue au préalable. Quand tu prends un moulage pour faire ta tibiale et que tu dis au patient de revenir dans deux heures pour l'essayage et la livraison, ça dédramatise drôlement le truc.

Au Maroc c'était différent: ces gens n'auraient jamais eu d'appareil sans le dynamisme et l'engagement de Patrice. Pour la plupart c'était grâce à Dieu qu'ils étaient là. La société n'avait jamais pris soin d'eux, seulement leurs proches et le voisinage. Nous n'étions pas dans l'humanitaire mais dans l'humanité. Les essais se déroulaient presque toujours dans des conditions parfaites.